CHAPITRE 15

Magda lutta contre sa torpeur, contre sa paralysie. Elle essaya de contacter Jaelle par le laran – Shaya, réveille-toi, on nous a droguées, c’est un piège, Camilla avait raison. Elle essaya de se lever, de ramper vers sa compagne, pour la secouer et l’arracher à son sommeil drogué ; Jaelle avait bu plus que les autres.

Et pas étonnant. Elle porte tout le poids de l’expédition sur ses épaules, depuis le début ; et maintenant qu’elle est détendue, je ne parviendrai peut-être pas à la réveiller.

Jaelle était sans doute si ivre et droguée qu’il serait impossible de la ranimer. Si elle pouvait atteindre Camilla, et la réveiller… Magda combattit sa faiblesse et ses vertiges, ses élancements et sa nausée, en se concentrant sur sa douleur. Elle remercia la Déesse de n’avoir pas avalé le dernier somnifère de Cholayna, sinon elle aurait dormi comme les autres ; et les villageois auraient pu tranquillement les voler, et peut-être leur couper la gorge…

Cholayna avait bu très peu de vin, et pratiquement rien mangé du dîner des villageois. Elle serait peut-être la plus facile à réveiller… Magda s’efforça de lever la tête, serrant les poings. Des élancements lui fouaillèrent la tête comme des poignards, mais elle se força à la soulever du sac lui servant d’oreiller. Poussant sur ses mains, prise d’une telle nausée qu’elle craignit de vomir, elle parvint à s’asseoir.

— Cholayna, murmura-t-elle d’une voix rauque.

La Terrienne remua, mais ne répondit pas, et Magda se demanda si sa voix était audible, si elle avait vraiment bougé, et si tout cela n’était pas un de ces cauchemars, où on est convaincu de s’être levé alors qu’on est tranquillement allongé dans son lit… Magda parvint à soulever le poing qu’elle frappa contre sa tempe. L’atroce douleur qui en résulta la convainquit qu’elle ne rêvait pas.

Réfléchis ! s’exhorta-t-elle. Sur les conseils de Cholayna, elle n’avait pas bu du tout de vin ; et ils n’avaient sans doute pas drogué tous les plats, de sorte qu’elle devait avoir absorbé très peu de drogue, et Cholayna encore moins. Si seulement je parviens à arriver jusqu’à elle !

Si seulement Cholayna était l’une de ces Terriennes, douées de laran ! Mais ce n’était pas le cas. Luttant contre sa faiblesse, sa nausée et ses larmes, Magda rampa par-dessus Vanessa : abîmée dans le sommeil induit par la drogue, Vanessa remua pourtant en murmurant :

— Bon sang, couche-toi et dors, laisse-moi dormir…

C’était la plus proche et la plus facile à atteindre. Magda s’efforça de la secouer, mais sa main était trop faible, et sa voix un murmure inaudible.

— Vanessa ! Réveille-toi ! Je t’en supplie, réveille-toi !

Vanessa remua, se retourna, tirant sur son oreiller de fortune comme pour se le poser sur la tête, et Magda, son laran grand ouvert, la sentit descendre plus profond dans ses rêves.

Elles étaient des victimes rêvées pour ces villageois. Le terrible passage du col sur le sentier à demi emporté, les étendues désertes de Barrensclae – puis ce village hospitalier, ce bon bain, ce bon dîner bien arrosé : n’importe quels voyageurs auraient dormi du sommeil de la mort après tant d’épreuves, même sans drogue.

Vanessa dormait presque aussi profondément que Jaelle. Elle avait beaucoup bu, après tant d’efforts demandés à sa cheville foulée. Ce serait donc Cholayna. Malgré son état pitoyable, avec sa tête puissante et ses membres qui refusaient de servir, Magda dut réprimer un fou rire à l’idée de ce que penserait Vanessa si elle se réveillait subitement et trouvait Magda allongée sur elle. Mais, n’arrivant pas à faire obéir ses membres pour la contourner, elle n’avait d’autre choix que de ramper par-dessus elle.

Et si ça la réveillait, tant pis si elle crie au viol, se dit Magda avec bon sens ; mais Vanessa remua, jura dans son sommeil et même frappa une ou deux fois Magda d’une main faible, mais sans se réveiller. Cependant, Magda était maintenant assez près de Cholayna pour lui saisir l’épaule.

— Cholayna, murmura-t-elle. Cholayna, réveille-toi !

Cholayna Ares avait peu bu et peu mangé, mais le voyage avait été long et épuisant et elle dormait profondément. Magda la secoua d’une main affaiblie, et s’efforça de se faire entendre pendant plusieurs minutes avant que Cholayna n’ouvre brusquement les yeux. Parfaitement réveillée, Cholayna regarda Magda, branlant du chef, incrédule.

— Magda ! Qu’est-ce qu’il y a ? Ta tête va plus mal ? Tu veux…

— Le dîner… le vin… drogués ! Camilla avait raison. Regarde-la, elle ne dormirait jamais comme ça quand elle monte la garde…

Sa voix tremblait et s’étranglait, et elle dut faire un violent effort pour continuer :

— Cholayna, c’est vrai ! Je ne suis pas saoule… pas folle…

Quelque chose dans le ton, sinon dans les paroles, pénétra jusqu’à Cholayna ; elle s’assit et regarda vivement autour d’elle. Une fois de plus, Magda, tremblante et incapable de dominer les événements, vit affleurer la femme qui avait eu la charge de former les Agents de Renseignement.

— Tu ne peux pas t’asseoir ? Tu ne peux pas déglutir ?

Cholayna était déjà debout, cherchant une capsule dans son sac.

— Tiens, c’est un léger stimulant ; ça m’ennuie de te le donner si tu as un traumatisme crânien, mais tu es consciente, et elles ne le sont pas. Essaye d’avaler ça.

Magda mit la capsule dans sa bouche, se força à avaler, se demandant machinalement quel effet lui ferait le mélange du stimulant terrien et de la drogue villageoise. Ça pourrait me tuer. Mais ce serait sans doute une mort plus douce que celle qu’on nous réserve…

Soutenant Magda d’un bras, Cholayna s’approcha de Camilla, endormie sur son ballot, son couteau en travers des genoux. Elle se pencha et la secoua rudement.

Camilla se réveilla, faisant un moulinet de son couteau ; puis, clignant des yeux, elle reconnut Cholayna et abaissa son arme.

— Par tous les… ?

Elle s’ébroua comme un chien trempé.

— On a été droguées. Le vin certainement, et une partie du dîner. Il faut nous préparer… à les recevoir, expliqua Cholayna.

La tête de Magda se dégageait ; elle puisait toujours, mais la douleur était supportable, maintenant qu’elle n’avait plus le vertige. Cholayna offrit à Camilla le même stimulant qu’elle avait donné à Magda, mais Camilla, se frottant les yeux, refusa.

— Ça va maintenant, je suis bien réveillée. Par tous les démons de Zandru ! Je m’en doutais, mais je n’aurais jamais pensé qu’ils drogueraient la nourriture ! Quelle imbécile ! Je me demande si cette sage-femme – Calisu’ – je me demande si on ne nous l’a pas envoyée pour nous mettre en confiance et désarmer nos soupçons ?

Cholayna rouvrait sa trousse d’urgence.

— Je me demande plutôt, dit-elle, si Lexie et Rafaella gisent quelque part, la gorge tranchée.

Magda frissonna. Elle n’avait même pas pensé à ça.

— Je ne crois pas, dit-elle, qu’une femme portant l’anneau d’oreille aurait fait ça à ses sœurs…

Mais elle réalisa immédiatement que l’anneau pouvait être volé.

Cholayna avait trouvé une ampoule dans sa trousse, mais jura doucement :

— Je ne peux pas m’en servir ; Vanessa y est allergique. Oh, zut !

— Mais comment aurait-elle pu connaître l’histoire de la Maison de la Guilde de Nevarsin ?

— Elle ignore sans doute qu’il n’y en a pas ; ou que Jaelle interpréterait le message comme elle l’a fait. C’était la même chose que de dire « rendez-vous au marché au poisson de Temora » ; n’importe qui penserait qu’il y en a un sur la côte. Comme on dit, « pas besoin de laran pour prophétiser la neige en hiver ». Tout pourrait bien être de la même farine, sauf qu’elle savait le nom de Jaelle.

— Une seule chose est sûre, dit Cholayna. Nous n’avons pas été droguées par charité rustique, pour nous permettre de bien dormir. Assez parlé, et voyons ce qu’on peut faire pour réveiller les autres. Magda – tu connais le type d’endorphine de Jaelle ?

— Son quoi ?

— Bon, tu ne sais pas, dit Cholayna, résignée.

Camilla secouait Jaelle, furieusement mais sans succès.

Jaelle se débattait et marmonnait, ouvrit les yeux sans voir, et finalement, Camilla traîna son duvet dans un coin.

— Elle pourrait aussi bien être dans la Grotte de l’Ermite du Pic de Nevarsin, pour ce qu’elle nous servirait dans l’état où elle est !

— C’est une chance qu’on ne soit pas toutes dans le même état.

— Cholayna, dit Camilla, s’il m’arrive jamais de redire un mot contre ton régime, bats-moi. Fort. Bon, est-ce qu’on peut réveiller Vanessa ?

— Moi, je n’y arrive pas, dit Cholayna.

— D’ailleurs, est-ce qu’elle pourrait se battre avec sa cheville ? demanda Magda.

— Bon, alors, tout repose sur nous, dit Camilla. Portons-la dans un coin où il ne lui arrivera rien si on en vient à se battre. Non, Margali, pas toi ; repose-toi encore un peu pendant que tu as le temps. Tu es blanche comme la neige !

Cholayna poussa Magda sur le ballot où Camilla s’était endormie, puis, avec Camilla, elles traînèrent Vanessa derrière le tas de leurs bagages.

— Il y a des verrous à la porte ? Ça les ralentirait un peu.

— J’ai vérifié avant le dîner, dit Camilla. Pas étonnant qu’ils nous aient mises dans une grange et pas à l’auberge. Personne ne s’étonne qu’une grange n’ait pas de verrous.

— Tu crois que tout le village est dans le complot ?

— Qui sait ? La plupart, sans doute. J’ai entendu parler de villages de voleurs, dit Camilla, mais je croyais que c’étaient des contes de bonnes femmes.

Elles communiquaient en murmures étranglés. Camilla alla entrouvrir la grande porte, et jeta un coup d’œil dehors. Le vent et la neige s’engouffrèrent dans la grange comme une bête sauvage en chasse ; la porte faillit lui échapper, et elle dut pousser de toutes ses forces pour la refermer.

— Il vente et il neige toujours. Quelle heure peut-il bien être ?

— Dieu seul le sait, dit Cholayna. Je n’ai pas mon chronomètre. Magda m’a conseillé de ne rien emporter de fabrication terrienne qui ne soit en vente libre à Thendara ou à Caer Donn.

— Il ne peut pas être très tard, dit Magda. Je n’ai pas dormi du tout. Il n’a pas dû s’écouler plus d’une heure depuis que nous nous sommes couchées. Je crois qu’ils attendront encore un peu pour être sûrs qu’on dort.

— Ça dépend de la drogue qu’ils nous ont administrée, du temps qu’elle met à agir, et de la durée de son action, dit Camilla. Gardons un œil sur Shaya et Vanessa, au cas où elles cesseraient de respirer.

Magda frissonna à ce ton prosaïque, tandis que Camilla poursuivait :

— Si la drogue agit vite et pour peu de temps, ils seront là incessamment. Si nous avons de la chance, ils feront confiance à leur drogue, ils enverront un homme en éclaireur pour nous couper la gorge, et alors, on pourra s’arranger, dit-elle, avec un geste significatif de son couteau. Puis, pendant qu’ils attendront son retour pour leur donner le signal du pillage, nous pourrons filer par derrière. Mais si nous n’avons pas de chance, tout le village pourrait débarquer ensemble, avec fourches et marteaux.

Elle alla à la porte par laquelle Calisu’ était venue leur donner son message. Le vent soufflait moins fort de ce côté, mais s’engouffra quand même dans la grange. Camilla regarda à travers les tourbillons de neige, et étouffa un cri consterné ; Magda s’attendait à lui voir claquer la porte, mais elle courut dehors et, au bout d’un moment, leur fit signe.

— Voilà déjà la réponse à une de nos questions, dit-elle sombrement, tendant le bras.

Déjà couverte d’une couche de neige poudreuse, Calisu’ gisait dans la neige, ses yeux morts fixant le ciel, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre.

Camilla claqua la porte en jurant.

— J’espère que la femme du chef accouchera demain d’un bébé qui se présentera par le siège ! Pauvre femme ! Ils ont sans doute pensé qu’elle nous avait mises en garde !

— Nous allons la laisser là ?

— Bien obligées, dit Camilla. S’ils s’aperçoivent qu’elle n’y est plus, ils sauront que nous sommes prévenues. Tu crois que ça a encore de l’importance pour elle, Magda ?

— Puisqu’il n’est pas tard, vous ne trouvez pas qu’on devrait tenter de s’enfuir discrètement… avant qu’ils arrivent ? suggéra Cholayna.

— Pas une chance, avec Jaelle et Vanessa complètement mortes au monde ! Il suffirait du moindre hennissement pour qu’ils nous tombent tous dessus. Ils sont sans doute réunis dans cette auberge qui soi-disant n’existe pas, en train d’aiguiser leurs coutelas, dit sombrement Camilla.

Debout, les mains sur les hanches, elle réfléchit, fronçant les sourcils.

— Empilez les bagages contre la porte de derrière… dit-elle en la montrant. Ça les ralentira. On les attendra devant. Magda, comment te sens-tu ?

— Très bien.

Magda ne savait pas si c’était le stimulant de Cholayna ou les décharges d’adrénaline à l’approche du danger, mais elle se sentait agréablement prête à combattre. Camilla avait dégainé son couteau. Magda s’assura que le sien jouait librement dans son fourreau. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas affronté un ennemi humain, mais elle trouvait que ce serait une bonne action de tuer quiconque avait tranché la gorge à cette pauvre sage-femme inoffensive.

Elle aidait Cholayna à entasser, les bagages devant la porte, quand celle-ci s’interrompit.

— J’ai une meilleure idée, dit-elle. Chargeons les bêtes, et laissons-les devant la porte. Et quand ils arriveront, si Jaelle et Vanessa sont réveillées, nous pourrons leur passer sur le corps pour sortir. Sinon – nous pourrons fuir dès que nous aurons réglé leur compte aux premiers assaillants.

— C’est peu probable, dit Camilla, mais tu as raison. Il faut être prêtes à partir sans avoir à s’attarder pour charger et seller les bêtes. Allons-y, mais gardons l’œil sur la grande porte, parce que c’est par là qu’ils viendront.

— Mettons quelques paquets devant, proposa Magda.

— Non, ils sauraient qu’on est averties et arriveraient couteaux tirés. S’ils croient que nous dormons, la gorge offerte au coutelas, on pourra se débarrasser des premiers avant qu’ils aient eu le temps de réaliser ce qui leur arrive. Tout ce qui peut mettre des chances de notre côté est régulier dans cette situation.

Camilla se mit à charger les chervines, tandis que Magda sellait son poney et celui de Jaelle. Cholayna alla aider Camilla, enlevant tout ce qui se trouvait devant la porte, et Magda comprit, avec un frisson, que Camilla dégageait la place pour se battre. Elle avait déjà vu Camilla combattre ; elle s’était battue une fois à son côté… Sa tête l’élançait encore un peu, mais elle était d’une lucidité aveuglante, et sa vue parfaitement nette. Elle mit une selle sur le cheval de Camilla, réalisa que c’était celle de Vanessa, plus large, et procéda à l’échange en pensant : si ça continue, je vais me mettre à seller les chervines !

Les chevaux étaient sellés, les chervines chargés. S’ils nous tuent, au moins ils auront du mal à voler nos affaires, pensa-t-elle incongrûment, se demandant pourquoi elle y attachait de l’importance.

Camilla s’accroupit sur les talons face à la porte, effleurant des doigts son épée. La charte des Renonçantes stipulait qu’aucune Comhi'Letziis ne pouvait porter l’épée, seulement le long couteau des Amazones, légalement trois pouces plus court qu’une épée ; mais Camilla avait été mercenaire pendant des années, et portait encore l’épée qu’elle avait quand elle se faisait passer pour un homme, et personne ne l’en avait jamais empêchée.

Elle sourit à Magda.

— Tu te rappelles le jour où nous avons combattu les hommes de Shann, et que je t’ai reproché d’avoir déshonoré ton épée ?

— Comment pourrais-je l’oublier ?

— Eh bien, bats-toi aussi bien aujourd’hui, et je ne crains aucun bandit des Kilghard.

Cholayna s’adossa au mur.

— Vous entendez quelque chose ? demanda-t-elle soudain.

Silence total, à part les hurlements du vent. Un petit animal remua dans la paille. Après l’activité frénétique de ces dernières minutes, Magda se sentit démobilisée, le cœur battant à grands coups, le goût métallique de la peur dans la bouche.

Le temps s’éternisait. Magda ne savait pas s’il s’était passé une heure, dix minutes, la moitié de la nuit. Le temps n’existait plus.

— Sapristi, quand est-ce qu’ils viennent ? dit Cholayna entre ses dents.

— Ils attendent peut-être qu’on éteigne la dernière lampe, grommela Camilla. Mais que Zandru me fouette de tous ses scorpions si je me bats dans le noir ; et s’il faut les attendre jusqu’au matin, tant pis. J’aimerais mieux qu’ils ne viennent pas du tout.

S’il devait y avoir bataille, Magda préférait en finir au plus vite ; mais par ailleurs, elle se rappelait, avec une netteté totale, son premier combat, sentait encore la douleur de l’épée s’enfonçant dans sa cuisse. Elle était, tout simplement, terrifiée. Camilla elle, était très calme, comme ravie à l’idée d’une bonne bataille.

Elle l’est peut-être. Elle a gagné sa vie comme mercenaire pendant Dieu sait combien d’années !

Puis, dans le silence, elle entendit Cholayna retenir son souffle, et la Terrienne montra la porte du doigt.

Lentement, on la poussait vers l’intérieur, le vent s’engouffrant dans la brèche. Un visage passa par l’ouverture, rond, balafré, ricanant. Immédiatement, le bandit vit la lampe, l’espace dégagé, les femmes qui l’attendaient, mais alors même qu’il ouvrait la bouche pour lancer un avertissement, Cholayna bondit et lui décocha un coup de pied de vaido ; son visage explosa dans une gerbe de sang, et il s’effondra, inanimé.

Camilla se pencha pour traîner l’homme, inconscient ou mort, à l’écart ; un autre bandit se rua à sa suite, et Camilla l’embrocha proprement ; il s’abattit avec un cri rauque. D’un coup sec du tranchant de la main, Magda brisa la nuque du troisième.

— Tu n’as quand même pas tout oublié, murmura Cholayna, d’un ton approbateur.

Il y eut un moment de calme, puis, celui dont Camilla avait troué le ventre, se mit à gémir et hurler. Magda grimaça en entendant ses cris terribles, mais ne fit rien. Pourtant, il était prêt à leur couper la gorge dans leur sommeil, elle ne lui devait aucune pitié. Camilla s’avança vers lui, couteau levé pour le faire taire définitivement ; il retomba en arrière avec un horrible gargouillement, et le silence revint. Magda pensa :

Il y en a sûrement d’autres dehors. Tôt ou tard, ils vont nous tomber dessus.

Elles avaient eu de la chance : Magda avait tué son homme, et celui que Cholayna avait attaqué était, sinon mort, du moins hors de combat…

La porte s’ouvrit brusquement, et la grange s’emplit de paysans hurlant comme autant de démons. Camilla embrocha le plus proche, et Magda se retrouva à parer les attaques d’un assaillant avec son couteau. Cholayna, au centre d’un groupe, se battait comme un démon ou un héros légendaire, décochant des coups de pieds avec une précision souvent mortelle. L’attaquant suivant de Magda sauta par dessus sa dague et la fit reculer, déséquilibrée ; elle sentit qu’il lui enfonçait son couteau dans le bras et lui expédia un violent coup de pied, suivi d’un coup de coude à la gorge, et il s’abattit, inconscient. Elle sentit du sang tiède couler le long de son bras, mais un autre bandit était sur elle, et elle n’eut pas le temps de penser à sa souffrance et à sa peur.

L’un d’eux, courant aux chevaux, trébucha sur Jaelle ; il se pencha sur elle, couteau levé, et Magda se jeta sur lui par derrière, hurlant un avertissement. Elle lui trancha la gorge avec une force qu’elle ne se connaissait pas, et il tomba, à demi décapité, en travers de Jaelle – qui s’éveilla, ahurie, en marmonnant des mots inintelligibles.

C’était fini. Sept hommes gisaient par terre, morts ou mourants. Le reste avait battu en retraite, peut-être pour se regrouper, Magda ne savait pas, et, pour le moment, ne s’en souciait pas.

— Qu’est-ce qui se passe ? murmura plaintivement Jaelle.

— Cholayna, commanda Camilla, fouille dans ta trousse, et donne ton stimulant à Jaelle et Vanessa ! C’était juste la première vague ! Ils vont revenir.

Jaelle battit des paupières et Magda vit son regard s’éclaircir.

— On a été empoisonnées ? Droguées ?

Cholayna acquiesça de la tête, lui ordonnant du geste d’avaler la capsule de stimulant. Déglutissant avec effort, Jaelle explosa :

— Et ils ont eu le culot de marchander le prix du vin et du dîner !

Elle sortit de son duvet, et essaya de faire lever Vanessa ; elle renonça, et, saisissant son couteau, vint rejoindre Camilla. Elle avait encore l’air sonné, mais le stimulant commençait à faire son effet. Magda pensa : Nous avons eu de la chance pour le premier assaut, et Cholayna est une drôle de lutteuse pour son âge ! Pourtant, il est impossible qu’à nous quatre – et même si nous arrivons à réveiller Vanessa – nous arrivions à tuer un village entier ! Nous allons mourir ici… Mais, se demanda-t-elle, maintenant que les villageois savaient que les femmes ne seraient pas des victimes consentantes, n’y aurait-il pas un moyen de négocier ? Pourtant, regardant Camilla, elle comprit que son amie était prête à se battre jusqu’à la mort. Quel autre choix avaient-elles ?

Ils allaient sans doute leur tomber dessus tous ensemble. Maintenant, son bras blessé lui faisait mal, et sa tête recommençait à puiser. L’homme que Camilla avait éventré se remit inopinément à gémir ; Camilla s’agenouilla et lui trancha vivement la gorge.

Essuyant son couteau sur la veste du mort, Camilla se redressa. Magda, connaissant le code de l’honneur des mercenaires, eut l’impression de lire dans son esprit : Camilla était prête à mourir bravement. Mais je ne veux pas mourir bravement, pensa Magda. Je ne veux pas mourir du tout. Et si je ne meurs pas, je ne veux pas avoir la mort de Cholayna et Vanessa sur la conscience ! Y a-t-il une alternative ?

Puis, avec une terrible impression de déjà vu, elle vit un visage passer par la porte, comme si elle était revenue au début du combat.

Réfléchis, sapristi, réfléchis ! À quoi sert d’avoir le laran s’il ne peut pas te sauver la vie, maintenant !

Un bandit se rua sur elle, couteau levé. Elle frappa, très fort, et le sentit s’abattre – mais elles étaient submergées par le nombre. Désespérément, elle projeta son esprit, se rappelant un vieil artifice ; soudain, elle vit comme une image à l’intérieur de ses paupières, l’incendie à Armida, et Damon qui leur parlait d’une bataille gagnée grâce au laran, autrefois.

Jaelle ! Shaya, aide-moi !

Jaelle luttait pour sa vie contre un bandit en chemise rouge. Magda projeta désespérément son esprit, forma une image, vit les bandits reculer ; au-dessus d’eux, un démon avait pris forme, pas un démon ténébran, un ancien démon issu d’un mythe terrien, avec des cornes, une queue, et une puissante odeur de soufre… Les hommes rompirent leur front et reculèrent. Puis Jaelle lia son esprit à celui de Magda et soudain, une douzaine de démons cornus armés d’épées se dressèrent devant les bandits. Les villageois reculèrent encore, puis, en hurlant, tournèrent les talons et s’enfuirent. Certains jetèrent même leurs armes en courant.

Vanessa choisit ce moment pour se réveiller. Regardant autour d’elle, éberluée, elle vit les démons, émit un cri étranglé, et enfouit sa tête dans les couvertures.

La puanteur du soufre persistait. Cholayna courut vivement à Vanessa, l’exhortant à se lever.

— Ça devrait les tenir en respect un moment, dit Camilla. Mais pas longtemps ! Partons tant que la voie est libre !

Elles se mirent en selle, Vanessa branlant toujours du chef et marmonnant. Magda considéra son bras ; rien de grave, même si le sang continuait à suinter doucement de la blessure. Si une veine était coupée, le sang coulerait régulièrement ; et si c’était une artère, j’aurais déjà saigné à mort, se dit-elle. Une fois en selle, elle se fit un garrot à l’aide d’une bande déchirée au bas de sa tunique, et en prit les extrémités dans sa bouche, pour garder les mains libres.

Toutes à cheval, menant les chervines par la bride, elles se dirigèrent vers la porte.

— Attendez ! dit Jaelle.

Magda sentit le contact de son laran.

— Assurons-nous qu’ils ne viendront plus d’ici un bon moment…

Par-dessus son épaule, Magda vit le visage et la forme de la Déesse, sa robe noire scintillante d’étoiles, ses ailes déployées obscurcissant encore l’obscurité de la grange, le visage auréolé de lumière, les yeux perçants, tristes, terrifiants. Elle n’enviait pas le villageois qui viendrait le premier dans cette grange, même dans un but innocent. Où Jaelle avait-elle trouvé cette image ? Le soir de cette première réunion de la Sororité ?

Ensemble, elles sortirent dans le vent et les tourbillons de neige. Quelques villageois, blottis les uns contre les autres, les regardèrent passer, mais ne firent rien pour les arrêter. Peut-être voyaient-ils encore les démons qu’elle avait créés avec Jaelle ?

Brusquement, Magda retrouva nausée et vertiges. Elle se cramponna à deux mains à sa selle, pour ne pas tomber. Son bras blessé – le même qu’elle s’était écorché dans sa chute, réalisa-t-elle pour la première fois – l’élançait terriblement et sa tête puisait comme si chacune de ses pulsations était une pierre qui lui frappait le front ; mais elle continuait à se cramponner désespérément à sa selle. L’important, c’était de mettre autant de distance que possible entre elles et ce maudit village. Se lâchant d’une main, elle essaya de tirer son écharpe sur son visage, pour se protéger du vent mordant, mais sans beaucoup de succès. Elle baissa la tête, cachant son visage dans le col de sa veste, aveuglée par la souffrance. Elle entendit à peine la voix de Camilla près d’elle.

— Margali ? Bredhiya ? Ça ne va pas ? Tu peux continuer ?

N’est-ce pas ce que je fais ? Est-ce que ça ferait une différence si je disais que je ne peux pas ? voulut-elle dire, irritée ; mais sa voix ne lui obéit pas. Elle eut l’impression de batailler avec ses rênes, de batailler avec son cheval qui ne voulait pas lui obéir. Plus tard, on lui dit qu’elle s’était débattue et avait essayé de frapper Camilla quand son amie l’avait soulevée dans ses bras pour la prendre en croupe. Puis l’esprit de Magda s’obscurcit, et elle sombra dans un cauchemar où des démons hurlants la clouaient à un enclos à bestiaux, tandis qu’un kyorebni à tête de banshee lui déchirait le bras et l’épaule de son bec cruel ; puis il lui arracha les yeux d’un coup de bec, elle devint aveugle et ne vit plus rien.

La Cité Mirage
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